Il faudra un jour remettre la médaille du travail à Renaud Lemaire. Cet auteur de bandes dessinées de 36 ans, dit Reno, est considéré comme le précurseur du manga français, un genre qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Après s’être longtemps bornés à traduire les mangas made in Japan, les principaux éditeurs spécialisés de l’Hexagone se sont décidés à passer commande auprès de (jeunes) dessinateurs français habitués aux codes de la BD asiatique (grands yeux, lignes de vitesse, sens de lecture oriental…).

Renaud Lemaire dans son QG, le bar Le Saint-Roch, à Montpellier, le 14 décembre 2012.

Reno fut le tout premier à essuyer les plâtres. C’était il y a dix ans. Naissait chez l’éditeur Pika sa série Dreamland, un long récit au format pocket mettant en scène un groupe de lycéens capables de voyager dans un monde onirique et loufoque. Une saga – 15 tomes à ce jour, 400 000 exemplaires vendus – qui fut mise à l’honneur les 9 et 10 juillet 2016 à la Japan Expo, le traditionnel rassemblement des fans de pop culture japonaise.

« Les auteurs de BD franco-belge de mon âge ne comprenaient pas pourquoi je participais à l’“invasion” du manga sur le marché français. » Reno

Avant d’en arriver là, Reno a dû « cravacher sévère ». Le manga est un genre soumis à des cadences de travail notoirement infernales en raison de la fréquence rapprochée de ses parutions. Ce qui est vrai au Japon l’est aussi en France. Reno est là pour en témoigner : cela fait dix ans qu’il bosse comme un damné afin de produire un tome de 200 pages de Dreamland tous les huit mois en moyenne, rythme synonyme d’une meilleure fidélisation du public. Ses journées commencent généralement à 9 heures et se terminent vers 2 ou 3 heures du matin, avec une ou deux pauses au milieu. Cela pour les périodes « normales » de travail. Pour les soirs « de rush », Reno a l’habitude de voir le jour se lever au moment de se coucher.

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Longtemps, la communauté de ses fans a cru qu’il faisait tout seul. « Pure légende », comme il le confie ce jour-là dans son petit appartement des environs de Montpellier, au milieu duquel trône sa table à dessin. Un cousin, Romain, et un ancien copain de fac d’arts plastiques, Salim, l’aident depuis ses débuts à dessiner les décors et placer les trames sur les pages. Le trio est passé par des sessions de travail épiques pouvant aller jusqu’à 48 ou 72 heures d’affilée : « A la chinoise, dit Reno, avec deux qui bossent pendant que le troisième dort, et ce à tour de rôle. » Avec aussi « beaucoup de café et de Redbull pour tenir le coup ».

Des héros comme tout le monde

Cette vie de stakhanoviste du dessin, Reno l’accepte, dit-il, parce qu’il « kiffe et re-kiffe » sa série. Dreamland raconte un peu sa vie, à travers le personnage de Terrence, un garçon de 18 ans scolarisé en filière STMG (ex-STT – sciences et technologies tertiaires) dans un lycée de Montpellier. « Ma scolarité était chaotique, seul le dessin m’intéressait, raconte-t-il. Je me souviendrai toujours du vide sidéral dans les yeux de la conseillère d’orientation du collège quand je lui ai dit que je voulais devenir auteur de BD. Cela ne rentrait dans aucune de ses cases. C’est comme ça que je me suis retrouvé en STT, la voie de garage pour ceux dont on ne sait pas quoi faire. »

Quand ils ne s’échappent pas d’un univers de rêves échevelés, les personnages de Dreamland mènent une existence aussi banale que réaliste. Leurs préoccupations tournent autour du bac, du permis de conduire, de la fumette et bien évidemment de leurs premiers émois sentimentaux. La représentation d’une scène d’amour entre deux jeunes s’apprêtant à perdre leur virginité a valu au tome VIII un macaron « déconseillé aux moins de 15 ans » sur la couverture. C’est en tout cas bel et bien grâce à son pouvoir d’identification auprès de ses lecteurs, et à la grande liberté de ton de ses dialogues, que Dreamland a pu bénéficier d’un bouche à oreille renouvelé au fil du temps.

Les 15 tomes de « Dreamland » mettent en scène des lycéens plongés dans des aventures oniriques échevelées.

Cela n’a pas toujours été le cas. « Je me suis fait défoncer sur les forums pendant les deux premières années, se rappelle Reno. D’un côté, les auteurs de BD franco-belge – de mon âge, en particulier – ne comprenaient pas pourquoi je participais à l’“invasion” du manga sur le marché français. De l’autre, les fans de manga hardcore déconsidéraient mon travail, partant du principe qu’un manga non japonais ne peut pas être un bon manga. »

Un cousin pour Son Goku

Son style japonisant lui est venu tout seul, naturellement, explique Reno : « A force de regarderGoldorak à la télé et les séries du “Club Dorothée”. Ma rétine s’est habituée à ce style de dessin depuis tout petit, bien avant que je prenne conscience que cela venait d’un autre pays. » Enfant, Reno va occuper tout son temps libre à dessiner et à s’approprier des univers déjà existants. Il invente de nouvelles histoires à Astérix, imagine un ersatz de Tintin, crée un cousin à Son Goku, le héros principal de Dragon Ball, la série culte de sa génération. Il a 7 000 planches de BD à son actif quand, étudiant, il envoie aux principaux éditeurs français de mangas « un pauvre e-mail avec trois ou quatre dessins et deux ou trois phrases » résumant son projet appelé Dreamland.

Dix ans plus tard, l’auteur n’éprouve aucune lassitude à l’égard de sa série. Juste le besoin de souffler un peu. Ne souhaitant pas que ses « assistants » s’enferment éternellement dans l’ingratitude de leur fonction, il travaille désormais seul à son histoire au long cours. Il évoque l’idée de fonder une famille : « Je vais essayer de lever un peu le pied afin d’avoir une vie sociale. »

Y a-t-il un manga français ?

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