Série « Concerts mythiques » (4/6). Le 6 juin 1987, le rocker rassemble 60 000 personnes à Berlin-Ouest.
A quoi pense Bowie, qui déambule déjà dans Berlin ? Il joue le 6 juin. Est arrivé le 3, au lendemain de son concert en Belgique. Rarement les tournées mondiales de pop star laissent autant de jours libres d’affilée entre deux dates. Mais cette fois, il a du temps. Peut-être parce que c’est Berlin. Dix ans plus tôt, il a vécu ici avec Iggy Pop, deux années devenues mythiques, pour lui, pour la musique et pour la ville. Sur le Mur, un discret graffiti proclame : « Berlin Ost. KZ – Berlin West : Bonnie’s Ranch. » (Berlin-Est. Camp de concentration – Berlin-Ouest : maison de fous). Tout est dit.
Mais en cette année 1987, on n’entend plus que les gros sabots de l’Histoire, les discours officiels et bipolaires du socialisme en marche et du monde libre. Berlin fête ses 750 ans, c’est la concurrence des célébrations, le face-à-face des modèles. Devant le Reichstag, à l’Ouest, une immense scène est en construction. Concert for Berlin aura lieu les 6, 7 et 8 juin. Le soft power anglo-saxon, que les instances dirigeantes de l’Est appellent avec mépris et appréhension le « yeah yeah yeah », est à l’œuvre. C’est pour ça qu’il est là, Bowie.
La ville des gens fous
Il revient sur ses pas. Il frappe à la porte de son ancien appartement, dans le quartier de Schöneberg, au premier étage du 155 Hauptstrasse. Des jeunes vivent là en communauté. Ils savent qui les a précédés. Quel choc lorsqu’ils ouvrent ! Bowie, en chair et en os, veut revoir les lieux. Il passe ensuite probablement au Neues Ufer, au 157 de la même rue, le premier bar gay à avoir eu pignon sur rue à Berlin. Il y prenait chaque jour son café et payait les réparations quand une bande d’homophobes venait casser la vitrine. Le bar est encore là, vitres aussi intactes que le souvenir qu’il a laissé. Berlin-Ouest est en plein ravalement de façades.
Dix ans plus tôt, la ville laissait encore voir les béances et les impacts des balles de la seconde guerre mondiale. Elle était d’une noirceur fascinante, balafrée d’une dualité unique. Elle était une poche frondeuse, aux libertés et aux folies d’autant plus exacerbées qu’elle était cernée par la dictature. Elle offrait des squats dans des appartements magnifiques, vastes et froids, des clubs qui promettaient des nuits sans fin. Elle vivait loin de Bonn, alors capitale, loin du terrorisme de la Fraction armée rouge. Elle disait autrement sa haine du passé et sa peur de l’avenir. Découpée en zones anglaise, française et américaine.
Mark Reeder, Britannique installé à Berlin
Mark Reeder, arrivé de Manchester en 1978 et jamais reparti, raconte « la ville des gens fous. On y croisait de vieilles femmes étranges, des Traumafrauen qui avaient été violées à la fin de la guerre, de jeunes Allemands qui venaient à Berlin parce qu’on y était exemptés du service militaire, des artistes, des gays, des immigrés turcs. Bowie, ici, s’éloignait de son personnage, se laissait pousser la moustache, pouvait aller au supermarché, prendre le métro. Tout le monde savait qui il était, mais on ne le traitait pas en star, tout le monde était artiste. Ici, onvenait chercher qui on était ».
Fil tendu entre deux périodes
Knut Hoffmeister avait 20 ans, l’âge où son père s’engagea dans les rangs nazis. Il venait de Hanovre, conduisait comme tant d’autres un taxi pour financer ses films underground. Chaque soir, il sortait au Dschungel. Il y croisait Bowie, qui passa une nuit avec son ex – « J’étais très fier qu’il passe après » –, mais il préférait rouler des joints avec Iggy. « Un copain fournissait de l’herbe à un soldat américain chargé d’écouter les Russes. Les soldats anglais étaient saouls très tôt. C’était cool. » Bowie disait avoir connu ici un grand sentiment de libération et de guérison.
Est-il nostalgique, en ce mois de juin 1987 ? Peut-être pas. Il a survécu aux transgressions et aux drogues, il va se marier, effacer sa bisexualité et déclarera bientôt : « Je ne suis pas tout à fait convaincu, finalement, que ce soit si facile de se comporter en héros. » Etrange fil tendu entre deux périodes, la meilleure et la pire, dirait-on aujourd’hui. Son dernier album, Glass Spider, s’est fait laminer par la critique. Ex-figure de l’underground, il est désormais dans les bagages de la normalisation. Bientôt, il dansera sur la grande scène. Comme un prélude au discours de Ronald Reagan, qui viendra six jours plus tard réclamer la chute du Mur, sûr que l’Allemagne tombera dans l’escarcelle américaine.
La jeunesse en colère
Mais Berlin la frondeuse bouge encore un peu. C’est le « Honkel Sommer ». Honkel est une référence au bruit des pierres contre une surface de métal, un résumé du ferment chaotique de Berlin-Ouest, sa créativité, les affrontements de la jeunesse alternative avec la police. Quelques semaines plus tôt, le 1er-Mai, un supermarché a brûlé.
En ce mois de juin, à l’angle de Kurfürstendamm et de Joachimsthaler Platz, parmi les sculptures installées pour les célébrations, on peut voir l’œuvre du Berlinois Olaf Metzel, un enchevêtrement de grilles et de barrières de contrôle dont se sert la police. Au sommet, un chariot de supermarché – la société de consommation repose elle aussi sur un socle policier. L’œuvre s’appelle 13.4.1981, en souvenir de manifestations violentes à cet endroit. Le maire chrétien-démocrate l’a décrite comme un tas d’ordures et demandé son retrait rapide. Bowie ne l’a peut-être pas vue.
Le lendemain, jeudi 4 juin, il a réservé un studio pour la journée. Le Hansa Studio 2, au Meistersaal, 38 Köthener Strasse. Il revient donc là où, en 1976 et 1977, il enregistra Low et Heroes, tandis qu’Iggy Pop composait The Idiot. Tout a changé, a été rénové. Tant de groupes sont venus ici dans leur sillage que l’argent a coulé à flots. Désormais, ça se passe dans les étages, dans un vrai studio aux normes, et non dans l’ancienne salle de bal des SS, qui offrait une si belle réverbération. Seul l’ingénieur du son, Eduard Meyer, n’a pas bougé. « Le titre à enregistrer était Time Will Crawl.Nous étions surpris, puisque la chanson figurait sur l’album. David avait réservé le studio demanière très formelle, nous avons donc travaillé avec les musiciens pour obtenir un son fantastique. En début d’après-midi, David est venu me dire que lui ne chanterait pas et que toute cette session était bidon. Les syndicats britanniques exigent que les musiciens soient occupés au moins un jour si deux dates d’une tournée sont trop éloignées. » Pèlerinage pour cause syndicale, donc.
David Bowie, le 6 juin 1987
Le vendredi, David Bowie passe à l’Est avec les facilités d’un citoyen britannique qui n’a qu’à se présenter au check point Charlie. Il retrouve là des connaissances qui lui font visiter la ville. La Stasi est sur leurs talons. Avant même son arrivée à Berlin, dès le 2 juin, sa venue a fait l’objet d’un rapport alarmiste : « Beaucoup de jeunes vont se rassembler dans la capitale pour éventuellement écouter une partie du concert. »
Quelques amplis orientés vers le Mur
Le jour du concert arrive. Devant les caméras de télévision ouest-allemandes, Bowie confirme les angoisses de la Stasi : « J’ai beaucoup parlé avec des jeunes de l’autre côté, hier. Je crois qu’ils vont venir ce soir. » Dans un long manteau noir ceinturé, il rejoint la scène pour faire les balances. Il est détendu, enchaîne trois chansons. Une brise fait onduler les bâches noires tendues en fond de scène. Le vent pourrait être favorable, souffler vers l’Est. David Bowie demande que l’on oriente quelques amplis vers le Mur.
Il y a un moment que la musique joue le saute-ruisseau avec le rideau de fer. La jeunesse est-allemande a toujours eu interdiction de porter des jeans à l’école et peut se faire arrêter et raser la tête par la police si elle a les cheveux longs. Mais elle a une arme : la radiocassette. Tout se copie, à défaut d’être autorisé. « Quand j’achetais un disque, ce n’était pas que pour moi, je savais que je le transférerais sur cassette. Je devais les aider, leur donner ce qu’ils n’avaient pas », se souvient Mark Reeder. Britannique, il passe facilement à l’Est. Il distribue les cassettes, les dépose dans les clubs clandestins, organise même un concert illégal du groupe Die Toten Hosen dans une église. Il retrouvera tous ses faits et gestes dans les archives de la Stasi, qui a parmi les punks quelques recrues. Toute musique est suspecte, même celle qui hurle la misère du capitalisme. Elle sème trop de colère.
« Dans une dictature, au plus tard à partir de la deuxième génération, une danse populaire peut devenir plus dangereuse pour le régime qu’un nouveau parti révolutionnaire », prédisait l’écrivain allemand Ernst Jünger.
Extrait d’un rapport de la Stasi
Quelques notes suffisent. « Je me souviens, au début des années 1980, je suis allé m’asseoir à l’arrière du Reichstag, il faisait nuit, raconte Knut Hoffmeister. De l’autre côté du Mur, il y avait une école de musique, une fenêtre ouverte où je voyais une jolie fille jouer du violon. Le son venait vers moi, c’était si spécial, je me sentais bizarre. Il y avait ce Mur, elle était magnifique, je pouvais la voir, elle ressemblait à Brigitte Bardot. »
Belle histoire aussi que celle d’Eduard Meyer, la première fois qu’il se retrouve avec Bowie en 1976, à travailler sur Low. Il fait nuit, là encore. Le Mur serpente au pied de l’immeuble. La console est devant la fenêtre, l’ingénieur a devant lui le mirador de Potsdamer Platz. Sous les yeux ébahis de Bowie, il agite une lampe. C’est un signal envoyé au veilleur du Mur. Ça veut dire : « On va travailler tard. »
Eduard Meyer ne s’est pas rendu au concert. Knut Hoffmeister non plus. Mark Reeder en a fait une affaire de principe. « Je ne voulais pas le voir en costume chanterLet’s Dance. » Une autre époque avait commencé. New Model Army et Nina Hagen lancent le show. Puis, sur les coups de 22 heures, dans un costume croisé rouge, assis dans un fauteuil, David Bowie descend du ciel. 60 000 personnes se massent devant le Reichstag. Ils ont payé 50 Deutsche Mark (25 euros) pour les trois jours de concerts. Peter Frampton est à la guitare. Tout est parfaitement huilé. Grand-messe pop d’alors, avec trop d’effets, trop de décors, de danseurs, de choristes. C’est de l’autre côté que le spectacle commence.
Les camions de l’armée tentent de couvrir la musique
Ils ne sont pas si nombreux à approcher sur Unter den Linden. Une grosse centaine de lycéens, d’étudiants ou de jeunes travailleurs. Ils n’obéissent à aucun mot d’ordre. Aucun intellectuel, aucun mouvement n’est à leur tête. Ils veulent simplement écouter. La Stasi fait son rapport :
« Le 6.06.1987, dans la période comprise entre 19 heures et 22 heures, il se produisit un attroupement important de jeunes à l’allure décadente dans le secteur de la Hermann-Matern-Strasse/Viadukt à Berlin-Mitte. Les personnes transportaient pour certaines des postes de radio et suivaient la retransmission en live des médias de masse de l’Ouest. La musique en provenance de la scène à Berlin (Ouest) était audible dans cette zone. Vers 19 heures, le regroupement avait atteint une taille d’environ 250-300 personnes. »
Certains ont escaladé les toits des ruines industrielles au bord de la Spree, mais la police antiémeute est rapidement venue les déloger. Thomas Martin a 23 ans, il est technicien au Deutsches Theater.
« Comme tout le monde, j’avais entendu parler de ce concert à l’Ouest. Alors avec deux amis, on avait décidé de monter sur le toit du théâtre ; de là-haut, on voyait bien le Reichstag. Je n’avais pas de fascination particulière pour la pop ou Bowie. L’intérêt venait du fait que c’était interdit, inaccessible. La Lune ou le Reichstag, c’était la même chose ! »
Ils montent sur le toit tandis que la police s’emploie à bloquer les rues et intensifie les contrôles d’identité. Bientôt, les agents en faction sur Albrechtstrasse, devant l’ambassade de Yougoslavie, les repèrent. « Ils ont braqué leurs lampes vers nous, ont sorti leur porte-voix et ont crié de descendre. Ce qu’on a finipar faire. Ce concert, ce n’était pas grand-chose, mais par l’ampleur de leur réaction, ils reconnaissaient qu’ils étaient débordés. »
Les images montrent des vestes en jean, des crêtes punk, des minivagues dans les cheveux des filles. Ils sont nés après la construction du Mur et ressemblent à ceux de l’autre côté. Ils bougent et dansent sur Virchowstrasse. Ils allument leurs briquets sur certaines chansons. Entendent-ils Bowie saluer en allemand ceux qui sont « auf der anderen Seite » (de l’autre côté) ? Les camions de l’armée laissent tourner leur moteur pour couvrir la musique. Mais le vent pousse les accords et les mots de Heroes, qui franchissent par bribes le Mur le long duquel ils ont été composés : « Oh nous pouvons être des héros, le temps d’une journée. »
La chute du Mur ? Impensable
C’est ça. Juste un jour, un soir comme ce soir. Il n’y a pas de revendication politique. Que du plaisir. Un des participants dira dans les journaux : « Je voulais une fois dans ma vie être le plus près possible des rock stars, peut-être que ça n’arriverait plus jamais. » Personne ne pense que le Mur va bientôt tomber. Vraiment personne.
La police pousse et repousse, alors c’est la spirale, bousculades, sifflets, huées et interpellations. Le jeune Thilo Schmied n’a que 13 ans, il a découvert Bowie avec Ashes to Ashes. Il est fan, il court :
« Tout le quartier était bouclé quand nous sommes arrivés. Nous n’avons pas insisté, nous n’avions que 13 ans, nous avions peur de la police et de la Stasi. »
Le jeune refoulé est aujourd’hui le meilleur connaisseur des années berlinoises de Bowie. Il propose des Music Tours, qui passent par Hauptstrasse et les studios Hansa. Mais il veille à ce que la légende ne déborde pas trop. « Attention, les gens à l’Est n’ont pas chanté Heroes, ils ont fini par chanter l’Internationale. » En bon enfant de la RDA, il corrige les légendes occidentales.
Le concert de Bowie s’est terminé dans le calme des deux côtés. Le lendemain, Bruce Hornsby puis Eurythmics sont sur scène. A l’Est, attirés par les récits de la veille, ils sont plus de mille à se rassembler, bien qu’il y ait eu dans l’après-midi un contrôle massif des papiers. Noms et adresses sont notés. La police repousse la foule, elle extrait des jeunes, les traîne jusqu’aux camions. Les coups pleuvent. Les chiens policiers aboient.
Et l’on entend un cri que l’on n’entendait pas le samedi soir : « Gorbi ! Gorbi ! » Les enfants de l’Est en appellent à Moscou, où Gorbatchev a lancé la perestroïka. Au troisième jour, c’est l’escalade. Les plus âgés rejoignent les 14-20 ans, entre la Friedrich-strasse et la porte de Brandebourg. « Le Mur doit tomber ! » crient-ils. La police antiémeute patrouille. Les canons à eau sont sortis. De l’autre côté du Mur, c’est au tour de Genesis de jouer. Et c’est maintenant qu’à l’Est on entonne l’Internationale, chant de colère d’un peuple contre ses dictateurs.
Quelques mois plus tard, Bob Dylan vient chanter de ce côté-là, au Treptower Park. L’année d’après, c’est Bruce Springsteen. Des foules immenses. Le régime a changé de stratégie, et a capitulé devant le « yeah yeah yeah ». Trop tard. Le Mur tombe en novembre 1989.
Il est écrit « OST » en grosses lettres sur le toit de la Volksbühne, grand théâtre de l’Est dont Thomas Martin est devenu le dramaturge en chef. « Pour ne pas oublier d’où l’on vient. Il y a eu un rêve, qui n’a rien à voir avec la société dans laquelle on vit aujourd’hui, un rêve d’une société alternative. Nous aurions voulu que l’Ouest ne mange pas l’Est, qu’on invente quelque chose. » Il y a eu un rêve alternatif aussi à Berlin-Ouest. Disparu, comme Bowie. Une plaque sera officiellement posée cet été au 155 Hauptstrasse. La première version a été recalée. Quelques lignes trop plates. Comment résumer cette histoire-là ?
Le 11 janvier 2016, lendemain de la mort du chanteur, un tweet du ministère des affaires étrangères allemand le remercie d’avoir « aidé à abattre le Mur » : « Good-bye, David Bowie. You are now among #Heroes.Thank you for helping to bring down the #wall. #RIPDavidBowie »
Good-bye, David Bowie. You are now among #Heroes. Thank you for helping to bring down the #wall. https://t.co/soaOUWiyVl#RIPDavidBowie
— GermanForeignOffice (@GermanyDiplo) 11 janvier 2016